12
Le Temple interdit
Le Temple interdit de la Ville pourpre était en réalité beaucoup plus qu’un endroit de prières et de recueillement. Ce que peu d’icariens savaient, c’est que cet endroit, en plus d’abriter les rouleaux sacrés d’or et d’ambre, était aussi un tombeau. Au centre du bâtiment, dans un sarcophage de verre, reposait le corps momifié du grand oracle, père créateur de la cité de Pégase. C’est lui qui, par ses visions, avait inspiré l’édification d’une ville grandiose dans les nuages où les homme-oiseaux pourraient vivre en paix. Il avait réussi à unir les différentes races d’icariens dans un projet commun, celui de construire une société unifiée.
À la mort du grand prophète, les gardiens du dogme avaient préservé son corps dans l’espoir de trouver un moyen de le ramener à la vie. Sur les rouleaux d’or et d’ambre, gravés de sa main, l’oracle avait prédit sa propre résurrection. On pouvait lire sur le soixante-douzième rouleau, à la quatrième marque :
Ce ne sera pas un démon,
mais il maniera le feu,
Il résoudra l’énigme,
mais ne sera pas l’un des nôtres,
Il viendra des Enfers
avec l’eau des immortels,
Que mes lèvres touchent l’eau
et que mon corps en soit aspergé,
Ainsi, je reverrai le jour
et pourrai admirer ma création.
Jusqu’à l’arrivée de la déesse,
la nouvelle reine, je vivrais…
Jusqu’au début de l’ère nouvelle.
Dans une pièce froide, mal éclairée et aux murs de briques sombres, Amos regardait le corps momifié de l’oracle. À ses côtés, Frangroy et les moines du temple priaient en silence. C’étaient eux qui l’avaient accueilli pour le conduire ici, devant le plus illustre personnage.
— Je ne comprends pas tout des écrits du maître, confia le grand prêtre à Amos. Mais je suis convaincu que vous êtes bien celui que la cité attend. Aélig vous a amené à la Ville pourpre pour vous faire roi, mais je crois qu’elle se trompe.
— À vrai dire, avoua Amos, je ne sais plus ce que je fais ici ! J’ai suivi mon cœur et…
— Et vous voilà au centre de notre culte, fit Frangroy en souriant. Vous êtes ici dans le temple sacré des hommes-corbeaux et nous sommes les gardiens des prédictions du plus illustre membre de notre lignée. Dites-moi, honnêtement, arrivez-vous vraiment des Enfers comme il est écrit ?
— Au risque de passer pour fou, j’ajouterai même que j’ai traversé les neuf niveaux des Enfers et que j’ai vu, de mes yeux, la cité infernale.
— ÇA ALORS ! Et cette gourde que j’ai prise dans votre chambre, contient-elle l’eau des immortels ? Et peut-elle redonner la vie ?
— Elle le peut, oui… J’ai survécu grâce à cette eau.
— Et la dague ?
— Cette dague n’a aucune valeur, mentit Amos. C’est seulement mon porte-bonheur…
Frangroy parut bouleversé et versa même une larme. Jamais il n’aurait pensé être celui qui ressusciterait le grand oracle. Toute sa vie, il avait étudié les rouleaux sacrés. Il avait appris les enseignements du maître dans les moindres détails, spéculant sur les événements à venir, essayant de décoder les symboles et les significations et voilà que, maintenant, il pouvait, s’il le voulait, en discuter avec l’auteur. Oui, le grand jour de la résurrection était arrivé !
— Et pourquoi êtes-vous donc entré dans ma chambre pour me voler ? demanda soudainement Amos.
— Euh… eh bien, fit Frangroy, mal à l’aise, lorsque vous avez résolu l’énigme durant le banquet, je me suis demandé si vous étiez celui que nous attendions. Comme le roi vous avait condamné à mort, j’ai pris la liberté de fouiller vos appartements. J’ai ainsi trouvé la dague et la gourde derrière le meuble. Ce n’est qu’à votre retour parmi nous que j’ai fait porter la lettre vous demandant de me retrouver ici. Je suis vraiment désolé, je vous croyais mort.
— Si je comprends bien, vous avez besoin de l’eau de ma gourde pour ressusciter l’oracle. Si je refuse de vous la laisser, que se passera-t-il ?
— Alors là, ce qui est merveilleux, c’est que le maître avait tout prévu. Regardez cette clé !
Frangroy retira de son cou une chaîne d’or agrémentée d’un pendentif. Amos aperçut une clé en or, elle aussi, prisonnière d’un écrin de verre.
— Et à quoi sert-elle ? demanda-t-il.
— Cette clé sert à ouvrir un coffre qui attend depuis des milliers d’années de livrer son secret ! répondit le prêtre avec une mine réjouie. Dans ce coffre, se trouve un présent de l’oracle, en échange de votre gourde. Nous avons été des dizaines de grands prêtres à porter cette clé sans jamais savoir ce que le coffre sacré pouvait contenir. Alors, que diriez-vous d’aller voir maintenant ?
— Allons-y, lança Amos, surpris par cette révélation. Je suis très curieux de voir ce que l’oracle veut m’offrir !
— Et moi donc ! s’exclama Frangroy, ravi à l’idée d’ouvrir le coffre.
Amos et le grand prêtre empruntèrent les couloirs obscurs du temple pour déboucher sur une vaste pièce, rouge et or, où le grand coffre de marbre blanc les attendait patiemment. Frangroy retira son pendentif et, à l’aide d’un petit marteau de cérémonie placé sur un autel de bronze massif, brisa le verre qui renfermait la clé. Ce fut alors qu’Amos remarqua sa gourde et sa dague sur l’autel.
— Puis-je au moins reprendre la dague ? demanda-t-il.
— Mais je vous en prie, dit le prêtre en se dirigeant vers le coffre. En ce qui concerne la gourde, je vous demande d’attendre de voir le cadeau de l’oracle. Vous déciderez ensuite si vous la reprenez ou non.
L’icarien glissa fébrilement la clé dans la fente du coffre. La serrure n’offrit aucune résistance et déclencha son mécanisme automatique d’ouverture. En tremblant, le prêtre plongea la main dans le coffre puis la ressortit avec deux morceaux de tissu d’une rare beauté. Il les posa sur l’autel et les déplia soigneusement. Deux diamants, chacun de la taille d’une cerise, s’offrirent au regard d’Amos.
— Voilà ce que le maître vous donne en échange de la gourde ! annonça Frangroy avec une grande fierté. Vous aimez les pierres précieuses, n’est-ce pas ?
— Pas particulièrement, répondit Amos, mais celles-là, je les veux bien, oui, en échange de ma gourde.
Au cœur des diamants, le porteur de masques avait reconnu au premier regard la lumière caractéristique des pierres de puissance du masque de l’air. Elles scintillaient comme des étoiles ! Amos avait sous les yeux des pierres d’une exceptionnelle qualité, un peu à l’image de celles qu’il avait déjà reçues en cadeau des Phlégéthoniens.
— Alors, marché conclu ? demanda le prêtre.
— Marché conclu ! lui confirma Amos.
— Prenez-les, elles sont à vous, déclara Frangroy en lui présentant les deux pierres.
— Vous seriez aimable de les remettre dans leur tissu avant de me les donner, dit Amos qui ne désirait pas l’intégration des pierres tout de suite.
— D’accord ! fit le prêtre en s’exécutant. Maintenant, je vous demande de bien vouloir quitter cet endroit, car nous devons nous préparer pour la résurrection de l’oracle. L’un de nos fidèles moines vous conduira jusqu’à la sortie.
— Une question avant.
— Oui, laquelle ?
— Dans les prophéties de votre oracle, il est question d’une déesse et non d’une reine. Il est dit : « Ainsi, je reverrai le jour et pourrai admirer ma création. Jusqu’à l’arrivée de la déesse, la nouvelle reine, je vivrai… Jusqu’au début de l’ère nouvelle. » Attendez-vous l’arrivée d’une déesse ou d’une reine ?
— Euh… je crois qu’il s’agit en vérité d’une reine qui sera aimée du peuple comme une déesse !
— Et qu’en pense Aélig ?
— Aélig sait bien qu’elle est cette reine annoncée par la prophétie, et je suis du même avis.
— Autre chose. Pourquoi, selon vous, l’oracle Delfès a-t-il dit au roi que j’allais assassiner sa fille ?
— Mais parce que c’est certainement ce que vous allez faire ! répondit le prêtre en haussant les épaules. Désolé pour vous, jeune homme, mais je ne suis pas devin ! Par contre, je sais que Delfès ne se trompe jamais…
— Cela voudrait dire qu’Aélig a véritablement tué son père ? dit Amos, stupéfait. N’était-ce pas l’une des prédictions de Delfès ?
— Je l’ignore, mentit Frangroy en baissant les yeux. Je n’ai pas de réponse pour vous, seulement un conseil. Saisissez le bonheur qui vous attend ! Aélig est une fille magnifique et vous ferez un bon roi. Allez ! au revoir !
— C’est ça, au revoir, lança Amos en quittant la pièce.
Comme l’avait dit Frangroy, l’un des gardiens du dogme se chargea de reconduire Amos aux portes du temple. Le porteur de masques vérifia s’il avait bien la dague de Baal et les deux pierres de pouvoir, puis il prit la direction du palais des invités.
Dans un des jardins qui se trouvaient sur sa route, Amos s’assit sur un banc. Il avait besoin de réfléchir, de faire le point.
Parmi toutes ces prophéties, il restait une énigme à résoudre, bien plus difficile que toutes celles qu’il avait connues.
« Delfès a dit au roi que j’allais être l’assassin de sa fille, songea-t-il, mais il m’a confirmé, à moi, qu’Aélig serait la dernière reine de la cité et qu’elle régnerait « à jamais » dans la Ville pourpre. Non, ça ne va pas ! On ne peut pas mourir et régner en même temps ! De plus, l’oracle du Temple interdit a clairement prophétisé l’arrivée d’une déesse ! Delfès a pourtant vu juste lorsqu’il m’a dit que j’allais trouver ce que je cherchais dans le Temple interdit, puisque, depuis le début de ma mission de porteur de masques, je cherche les pierres de puissance et que deux d’entre elles s’y trouvaient. Je ne sais plus quoi penser ! »
Amos se rappela alors du proverbe de Sartigan : « Les chiens n’aiment pas le bâton de la même façon que les hommes n’aiment pas la vérité. »
« La vérité est pourtant simple, se dit Amos. Si je ne la découvre pas, c’est que je refuse de la voir. Donc, si je réfléchis bien à ce qu’a dit Delfès et que je considère comme vrai ce qui est inscrit sur les rouleaux d’or et d’ambre, voilà ce que donne l’histoire : Aélig croit être la reine annoncée dans les écrits, mais, en vérité, ce ne sera pas elle. La cité de Pégase attend plutôt l’arrivée d’une déesse qui propulsera les icariens dans une nouvelle ère. Aélig a assassiné son père pour s’emparer du pouvoir et à mon tour, selon Delfès, je la tuerai bientôt. Je ne serai jamais remplacé dans son cœur parce qu’elle n’aura pas le temps de connaître un autre amour avant de mourir ! Une fois morte, Aélig régnera sur la Ville pourpre, mais uniquement de façon symbolique, puisqu’une déesse prendra le pouvoir. Maintenant, il me reste à trouver qui est cette déesse que les icariens attendent ! Une fois ce dernier mystère élucidé, je pourrai peut-être empêcher la mort d’Aélig. »
Amos, presque satisfait, regagna le palais des invités. Devant la porte de sa chambre, l’une des servantes aux longues jambes attendait son retour. Elle lui tendit de nouveaux vêtements.
— La reine vous attendra ce soir pour le dîner au pavillon des banquets. À sa demande, nos couturières vous ont préparé cette tenue de soirée. J’espère qu’elle vous plaira. S’il y a des retouches à faire, je vous prie de nous le faire savoir, afin que tout soit conforme aux désirs de notre nouvelle souveraine.
— Très bien, merci, répondit Amos. Dites-moi, il y a bien une bibliothèque dans la Ville pourpre ?
— Oui, lui confirma l’icarienne. Je vous l’ai même déjà montrée, à votre arrivée, durant votre visite des lieux. Il s’agit d’un pavillon de lecture avec des murs couverts de mosaïques. Vous trouverez là une grande collection de livres traitant de tous les sujets. Je vous y accompagnerai si vous voulez.
— D’accord, je vous le dirai.
Amos referma soigneusement la porte de sa chambre et jeta négligemment ses nouveaux vêtements sur le lit. Ensuite, il sortit les précieux tissus de sa poche et les posa délicatement sur la table, puis il les déroula en prenant bien soin de ne pas toucher aux pierres, qu’il contempla longuement.
« Elles sont magnifiques ! J’ai hâte de connaître le pouvoir qu’elles recèlent ! »